Briefe


An Auguste Rodin

16 octobre 1908,
77, rue de Varenne


Mon cher Rodin,

Je reviens du Salon où j'ai passé une heure devant «Tolède» de Greco. Ce paysage me semble de plus en plus étonnant. Il faut qu je vous le décrive tel que je l'ai vu. Voilà:

L'orage s'est déchiré et tombe brusquement derrière une ville qui, sur la pente d'une colline, monte en hâte vers sa cathédrale et plus haut vers son château-fort, carré et massif. Une lumière en loques laboure la terre, la remue, la déchire et fait ressortir ça et là les prés, vert-pâles, derrière les arbres, comme des insomnies. Un fleuve étroit sort sans mouvement de l'amas de collines et menace terriblement de son bleu-noir et nocturne les flammes vertes des buissons. La ville épouvantée et en sursaut se dresse dans un dernier effort comme pour percer l'angoisse de l'atmosphère.

Il faudrait avoir de tels rêves.

Peut-être que je me trompe en m'attachant avec une certaine véhémence à cette peinture; vous me le direz quand vous l'avez vue.

Tout à vous
cher grand Ami
votre
Rilke