Briefe


An Marie von Thurn und Taxis

Paris. 17, Rue Campagne-Première
ce 21 Octobre [1913, Mardi]


Chère Amie,
c'est votre lettre qui m'attendait ici la première (pourrais-je en tirer bonne augure!), car me voilà à Paris depuis Samedi, hélas, je n'avais aucune envie d'y rentrer, mais j'ai éte un peu partout et il ne me restait plus aucun prétexte d'aller autre part. Si je ne me trompe pas, je trouve la vie d'ici terriblement triste et déchue, je ne pourrai pas passer ici ce que l'on appelle «l'hiver» - aussi avant de monter dans le train, je combattai un fort désir d'aller chez vous et de continuer pour la Xicile - mais ç'aurait été tellement au hasard, ici du moins il y a mes livres (qui ne me disent rien) il y a mes meubles (que je déteste) mais il y a tout de même quelque raison extérieure d'y être, partout ailleurs on est un peu de trop, ici je me suis préparé cette petite place tant décriée depuis par moi-même, mais il faut manger la soupe que l'on a mis au feu. Si seulement toutes mes choses ne seraient pas pleines d'un passé que je ne veux point continuer par le présent que voici; hélas, combien ma vie a été mauvaise ces dernières années. J'ai envie de recommencer -, le pourrai-je? Peut-être que je me refugierai à Duino ou à Venise au mois de Janvier, ou j'irai plus loin, il y a Palerme qui me promet quelque chose. En arrivant ici j'étais si effrayé par ce que j'avais quitté, par ma chambre qui faisait la même mine, que je suis allé passer le Dimanche à Rouen, la Cathédrale m'a consolé de ma calamité, c'est drôle que ces villes de province sont sympathiques en France, tel petit hôtel clos avec son jardin me tenterait d'y passer le reste de mes jours. A Rouen les vitraux font merveille, quelle concentration, on voit le sang des couleurs. Hier je m'en fus à Versailles, mais tout cela est usé usé pour moi, je n'aime plus même les admirable chiffonniers de Paris, rien que de petits évènements qui me vont encore, tel que ce chat que j'ai observé hier Boulevard Montparnasse, une feuille tombait (il [y] en a qui tombent) le chat commençait à jouer avec, puis il restait assis coquettement, pleine d'attente en quêtant l'arbre de son rond regard vert pour qu'il lui envoie d'autres feuilles, tot disposé de jouer avec l'automne même.

De mon voyage: hélas depuis Berlin que de monde! Comme dans une Revue il passait devant moi presque toutes les personnes que je connais. A Munich j'ai beaucoup vu Annette Kolb, de mes projets d'exciter les «esprits» en ma faveur, il n'est résulté que fort peu, les Esprits ne voulaient pas de moi évidemment. A la fin j'étais chez une voyante qui regardait dans une boule de verre, bonne femme, qui me déclarait en possession d'un «Fluide» qui est le double du sien. Elle m'assurait que je parviendrai à en faire usage (Dieu me préserve) et que je pourrais à tout moment sans avoir besoin de personne, écrire automatiquement. Sur cela Annette, à qui j'avais raconté ce résultat, faisait venir une très aimable planchette de Londres - nous avons fait un seul essai ensemble, mais moi j'en étais si dégouté, il me semble que je fais je ne sais quel tort en prêtant ma main à ce manoeuvre, que je ne voulais plus recommencer. Et pourtant, je voudrais bien que «l'Inconnue» me parle. Après c'était Drèsde, Hellerau, la représentation de l'«Annonce» de Claudel, un tas de monde, je vous dirai cela une autre fois; puis j'étais au Riesengebirge quelques jours chez le Docteur qui voulait bien me garder dans son Sanatorium, mais, à coup sûr, je n'aurais pas pu y rester en ce moment, l'impatience me poussait à faire un grand bond libre et me voilà de nouveau sur mes ruines.

J'ai vu à Dresde la petite Lia Rosen, - imaginez-vous, son grand désir va s'accomplir: elle jouera «Die Jungfrau von Orléans» au Lessingtheater à Berlin le 10 Novembre. J'aurais bien voulu y être.

Dites, je vous prie, au père Guignoni que je suis très fier de son assentiment, c'est un savant qui a le goût de dire énormément de choses. J'écrirai à la Pia dans deux ou tris jours tranquillement, j'ai également quelques livres à lui envoyer.

Chère amie, pardonnez-moi cette lettre lamentable, peut-être d'un jour à l'autre tout va changer, le coeur est une chose dont personne ne saurait prévoir les chemins, le mien marche loin en pèlerin, peut-être aura-t-il son miracle à son heure.

A Hellerau et à Drèsde j'ai beaucoup vu Franz Werfel. C'etait triste, «ein Judenbub» sagte Sidie Nadherny (die von Janowitz herübergekommen war, ganz erschrocken) et elle n'avait pas complètement tort. J'étais tout préparé d'ouvrir mes bras à cet adolescent, et au lieu de le faire, je les retenais sur mon dos comme l'indifférent qui se promène. Dix fois par jours je me répétais que c'est lui qui avait produit toutes ces merveilles, en son absence je pouvais encore m'enflammer pour lui, mais quand il fut là, j'étais gêné jusqu'au point de ne pouvoir pas le regarder en face. Pourtant il n'était point antipathique, extrèmement intelligent, trop intelligent peut-être pour sa poésie, qui perdait, si on la croyait tout réfléchie, et réfléchie finement, rusément par un esprit juif qui connait par trop la marchandise. Mais la valeur de son oeuvre est telle que sans doute il me sera possible, un jour ou l'autre, rétablir un point de vue moins rancuneux et plus valable que celui, où je me trouve actuellement. J'ai senti la première fois la fausseté de la mentalité juive qui se sent dégagée de tout ce qui, nous tient et qui arrive d'en parler quand-même, nourrie d'une expérience quasi négative, cet esprit qui pénètre les choses pour ne pas les avoir eues, comme le poison qui entre partout en se vengeant de ne pas faire partie d'un organisme.

A Hellerau il se passe bien de choses curieuses, ce Théâtre (s'il n'amène pas un renouveau de la scène abusée par tant de faiseurs et d'amuseurs et par tous les malheureux déviés qui font de l'art dramatique) donne pourtant à penser, par ses intentions ou plutôt par sa liberté de vouloir tot, de comprendre tot, d'accepter tout, ce qui probablement sera un peu de trop 'a la fin. C'est Wolf Dohrn, un des fils du Directeur de L'Aquarium de Naples, qui soutient ces idées larges qui permettent un nombre presque illimité d'expériments et d'expériences. Mais de tout cela une prochaine fois. Le 5 Octobre il y avait un public très select qui félicitait et fêtait Claudel d'une façon bien délicate. Moi, j'avoue, que je n'ai pas besoin de ses oeuvres, j'ai honte de le dire, puisqu'il m'assurait le contraire quant aux miennes. Mais c'était une politesse comme une autre, j'espère. De Prague il y avait Ferdinand Lobkowitz et son frère; le premier joue, à ce qui paraît, un grand rôle parmi les amis et les protecteurs de Hellerau. - Assez, assez, voilà un journal en raccourci. Qu'il soit clos par toutes les bonnes choses qui me viennent si je pense à vous. Et je le fais tous les jours.

Votre
D. S.

Je vois par le Figaro que la Csse Gegina est à Venise; si vous la voyez, - rappelez-moi auprès d'elle comme d'habitude.
Je vous enverrai le Insel Almanach à quelques jours d'ici.